Recommandations du Tribunal International des Evictions 2013
TRIBUNAL INTERNATIONAL DES EVICTIONS
Troisième session (Genève, le 18 octobre 2013)
Le Tribunal International des Evictions s'est réuni pour sa troisième session à Genève le 18 octobre 2013.
Un Jury composé de cinq expert(e)s en matière du droit au logement, provenant des milieux académiques, d’ONG et d’organisations militantes, a entendu les témoignages d’habitants concernant les violations du droit au logement en Italie, au Sahara Occidental, au Kenya, en Palestine et au Pérou. Un sixième cas, concernant la Roumanie, a été également examiné.
Les cas présentés devant le Tribunal sont emblématiques d’expulsions fondées sur une occupation de type coloniale, du fait d’activités d’entreprises d’exploitation de matière première, de désengagement du secteur publique du contrôle des marchés, de projets immobiliers spéculatifs ainsi que des privatisations. Ils sont des exemples d’évictions qui frappent 60 et 70 millions de personnes dans le monde.
Constats :
Les faits présentés par les témoins de ces expulsions sont constitutifs, à différents niveaux et degrés, de violations des obligations légales assumés par les Etats en question en tant que signataires de la Charte des Nations Unies et de la Charte internationale des Droits humains, soit la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, le Pacte International relatif aux Droits Economiques, Sociaux et Culturels (PIDESC) et le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP).
Le Tribunal relève que les cas dont il a eu à connaître illustrent le fait que la négation, de jure ou de facto, du droit au logement entraîne une cascade de conséquences dramatiques pour les personnes qui en sont victimes ainsi que leurs proches. Les évictions d’habitants sont la cause de multiples violations des droits humaines dans le domaine de l’emploi, de l’éducation, de la santé, des liens sociaux et des droits politiques.
Ainsi ces évictions portent non seulement atteinte au droit au logement et au droit à un niveau de vie suffisant (art. 11 PIDESC), mais également au droit à assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille (Déclaration des Droits de l’homme).
Le Tribunal résumera en premier lieu la teneur des cas qui lui ont été soumis :
Italie
Ce pays connaît actuellement une crise économique et sociale qui plonge une partie importante de la population dans la précarité. Les licenciements en nombre grèvent le budget des ménages qui ne sont pour certains plus en mesure de s’acquitter du loyer de leur logement. Ainsi près de 250'000 familles sont menacées d’expulsion de leur logement et viennent s’ajouter aux 600'000 qui sont dans des listes d'attente à cause du déficit croissant de logements sociaux Le plus grave est que souvent les locataires expulsés pour des raisons économiques ne sont pas même considérés éligibles pour les logements sociaux, ou que les autorités locales proposent des relogements dans des foyers qui ne sont pas adaptés à la vie familiale. Par ailleurs, il est fréquent que les membres d’une famille soient séparés et les enfants placés dans des lieux d’accueils tandis que leurs parents sont souvent contraints de vivre à la rue.
Le cas d’expulsion présenté au Tribunal a également mis en lumière les pratiques abusives de certains propriétaires qui profitent de l’état de faiblesses de candidats à la location d’un logement pour imposer des conditions qui leur permettent d’augmenter leurs profits et d’expulser plus facilement leurs locataires.
S’ajoutent à cela un clientélisme politique qui a pour conséquence que les familles les plus précaires ne sont souvent pas les premières auxquelles les logements sociaux sont attribués.
Sahara Occidental
Occupé par le Maroc suite au départ de la puissance coloniale espagnole en 1975, le statut du territoire du Sahara Occidental n’est toujours pas tranché par l’ONU qui a pourtant décidé d’organiser un référendum d’autodétermination du peuple sahraoui depuis 1991.
Le cas présenté au Tribunal concerne l’éviction d’une femme et de sa famille de 12 personnes de leurs terres de 65 hectares à El Ayoun, comprenant le logement familial, un puits, une bergerie, du bétail et des terres cultivables. Dès l’intervention militaire marocaine, ces parcelles de terrains ont été occupées par l’armée qui y a installé une caserne. Les autorités marocaines ont depuis lors octroyé, en 2007, une partie importante de cette parcelle (15 hectares) à une société active dans l’exploitation du phosphate (Phosboucraa -OCP). Cette décision apparaît comme une forme de représailles dans la mesure où le père de famille est engagé syndicalement pour la défense des travailleurs de ce secteur. Les autorités ont expulsé cette famille de ces terrains en 2010 également afin d’y loger des colons marocains. Le solde est convoité par le wali actuel d’El Ayoun.
Il est à relever que cette famille subit de multiples attaques et pressions, depuis plusieurs décennies, afin qu’elle cède la place. Toutes les démarches juridiques et administratives qu’elle a entreprises se sont soldées par des échecs.
Kenya
Le quartier de CITY CARTON est l’un des bidonvilles qui accueillent un habitant sur deux de la ville de Nairobi. Il sert au logement précaire d’environ 400 familles, ainsi qu’à leur subsistance.
Le 10 mai 2013, ces personnes ont subi l’attaque d’hommes en armes protégés par la police qui ont chassé une partie des habitants et détruits leurs infrastructures pourtant déjà précaires.
Le 17 mai 2013, ce quartier a dû faire face à un nouvel assaut, plus systématique cette fois, qui a abouti à la destruction totale de ce bidonville. Les habitants ont été violentés et pillés.
Le secteur fut ensuite clôturé de barbelés et gardé afin d’éviter que les habitants ne reviennent. Ces derniers ont ainsi tout perdu et sont contraints de vivre dans des abris de fortune, sans eau ni sanitaires. Les conditions d’hygiène sont telles qu’elles leur font courir un risque sanitaire majeur.
Avec cette expulsion, les habitants de CITY CARTON se retrouvent sans toit, sans accès à l’éducation et aux soins, mais également sans ressources puisque leurs outils de travail ont été détruits.
La Cour suprême du Kenya a jugé cette expulsion illégale, mais les bénéficiaires de cette décision n’ont à ce jour toujours pas reçu de compensation et ne parviennent pas à récupérer leurs terrains.
Palestine
La politique de colonisation des territoires palestiniens menée par l’Etat d’Israël depuis 1948 a conduit à la destruction de 28'000 logements de Palestiniens.
Un Palestinien propriétaire d’un terrain près de Jérusalem s’est heurté, comme la quasi-totalité des Palestiniens à l’impossibilité d’obtenir une autorisation de construire une maison sur sa parcelle. Après plusieurs années de tentatives infructueuses, cette famille a décidé de passer outre. Leur maison a été détruite avec l’aide de l’armée israélienne à six reprises entre 1998 et 2012. Les interventions des autorités se sont faites avec violence.
Cette maison est devenue un symbole de résistance à la politique de colonisation israélienne et fut reconstruite, en 2011 et en 2012, notamment avec le soutien de l’association The Israeli Committee Against House Demolitions (ICAHD). Mais détruite à chaque fois par l’armée israélienne.
Le Tribunal constate que la destruction de cette maison prive non seulement la famille concernée de son logement mais également ses moyens de subsistance parce que, en sus du logement, les arbres ont été rasés et le petit bétail décimé.
Pérou
Ce pays est constitué de plusieurs peuples autochtones qui habitent dans des régions riches en ressources naturelles.
Le gouvernement péruvien octroie avec largesse des concessions à des entreprises qui exploitent ces richesses au détriment des habitants qui sont contraints de céder la place. Avec la complicité des autorités, le commerce illégal de ces réserves va en outre croissant et aggrave la situation mentionnée ci-dessus.
Par ailleurs, les populations concernées ne sont presque jamais consultées par le gouvernement avant que ce dernier n’autorise une entreprise à exploiter ces terres. Ainsi, l’Etat a manqué non seulement à son obligation de protéger les peuples autochtones concernés mais de plus il s’est rendu complice de violations des droits humains.
Roumanie
L'instauration de la loi dite des « rétrocessions » permet aux anciens propriétaires destitués sous l'ère soviétique de faire valoir leurs titres de propriétés. Lorsque les biens immobiliers sont restitués aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers, les habitants actuels -des anciens locataires de l'Etat Roumain ou de nouveaux propriétaires ayant acheté la propriété à l'Etat - sont évacués sans qu'aucune solution ne leur soit proposée en échange. La loi prévoyant que les locataires ne doivent quitter leur habitation que dans le cas où on leur a mis à disposition un autre logement équivalent en location n'est pas respectée. Des familles se retrouvent donc à la rue sans pouvoir accéder, étant donné leur revenu, au marché immobilier classique. Par ailleurs, leurs demandes de logements sociaux restent vaines.
A Bucarest, dans le quartier de Rahova-Uranus, la situation est particulièrement critique car sur les 200 habitants que compte ce quartier, 113 sont en procédure d'évacuation. Il apparaît que des familles nombreuses ont déjà été évacuées et sont restées plusieurs mois dans la rue. Il a été constaté que certains bâtiments prévus pour le relogement des personnes évacuées sont demeurés vides, puis ont été attribués, par copinage ou corruption, à des tiers. Les rétrocessions elles-mêmes se font de manière douteuse et profitent plus aux acteurs économiques immobiliers qu'aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers.
Recommandations:
Le Tribunal émet des recommandations à plusieurs niveaux.
En 2011 et en 2012, il avait reconnu la nécessité d’un système qui permettrait d’observer et de recenser les cas d’expulsions forcées au niveau mondial. Il s’agit de relancer et d’étendre le travail effectué par le Rapporteur Spécial des Nations Unies pour le Droit au Logement en sollicitant d’autres organismes supranationaux, notamment l’ONU-Habitat, à se coordonner afin de veiller à ce que les Etats ne procèdent, n’encouragent ou ne tolèrent des expulsions forcées. Sauf si le déplacement s'avère nécessaires, les personnes concernées doivent impérativement bénéficier d'une véritable protection juridique et d'une solution de relogement adaptée.
A cet égard, les Observations générales n°4 et 7 du Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels sur le Droit au logement doivent servir de cadre de référence.
Par ailleurs, les cas examinés lors de cette troisième session ont mis en lumière le rôle essentiel joué par les organisations et réseaux d’habitants et la nécessité de la solidarité et de la convergence des actions au niveau national et international. Les acteurs de cette solidarité doivent être protégés dans leur action et considérés comme des partenaires par les pouvoirs publics, non pas comme des criminels.
Lors de sa première session en 2011 ainsi que de sa deuxième en 2012, le Tribunal avait formulé des recommandations aux organisations d’habitants, à l’intention des Nations Unies et des Etats qui sont toujours d’actualité. Il en va tout particulièrement ainsi du moratoire sur les expulsions forcées préconisé en 2011.
Ces principes amènent le Tribunal à proposer les recommandations suivantes concernant les six cas examinés ce jour :
Italie :
- Le Tribunal juge illégal le désengagement de lEtat qui, en revanche, doit veiller au respect de la protection des locataires, en particulier contre les prétentions abusives de certains bailleurs, via notamment un mécanisme de contrôle public des loyers.
- Les juridictions civiles doivent veiller à ne pas prononcer d’expulsion sans que le locataire puisse disposer, pour lui et sa famille, d’une solution de relogement adéquate et permettant d’assurer leur bien-être notamment en préservant les liens sociaux et économiques. Dans l'immédiat un moratoire de toutes les expulsions doit être mis en œuvre.
- L’Etat, les régions et les communes doivent réaliser, récupérer et fournir des logements sociaux en nombre suffisant et adéquats permettant également d’assurer le bien-être des locataires en préservant les liens sociaux et économiques, notamment en usant au besoin de la réquisition de logements laissés vacants ou sous menace d’expulsion.
- L’accès aux logements sociaux ne doit pas être limité aux personnes solvables et les listes d'attente ne doivent pas être utilisées pour du clientélisme.
Sahara Occidental :
- En vertu du droit international et du droit international humanitaire, l’Etat marocain doit assurer l’intégrité physique et psychologique des personnes, sans discrimination envers les Sahraouis. L’action de l’Etat doit respecter une stricte égalité de traitement entre les habitants du Maroc et du Sahara Occidental et interdire toutes mesures visant à priver une catégorie d’habitants des moyens de se loger et de subvenir à ses besoins.
- L’Etat marocain doit veiller à l’impartialité de ses agents publics, de son administration et de ses juridictions au Sahara Occidental.
- Le Tribunal juge inacceptable que la famille dont le cas lui a été soumis ait fait l’objet de multiples violations de ses droits et de représailles pour avoir exercé les droits que leur confère la Charte internationale des Droits humains.
Ainsi, cette famille doit obtenir réparation pour les préjudices subis.
Kenya :
- Le Tribunal condamne fermement le soutien des forces de police à l’expulsion violente et illégale des habitants du quartier CITY CARTON. L’Etat kenyan doit ouvrir une enquête afin de déterminer les responsabilités et punir les coupables.
- Les habitants expulsés doivent obtenir un dédommagement pour la perte de leurs biens et moyens de subsistances. Les logements détruits doivent être reconstruits par les responsables ou l’Etat et rendu à leurs habitants.
- Dans l’intervalle, les personnes expulsées doivent être relogées et bénéficier de conditions sanitaires et sociales respectueuses des droits humains.
Palestine :
- Le Tribunal condamne fermement l’interdiction de construire ainsi que les réitérées destructions des maisons des Palestiniens. En vertu du droit international et du droit international humanitaire, l’Etat israélien doit assurer l’intégrité physique et psychologique des personnes, sans discrimination envers les Palestiniens habitants les territoires occupés. L’action de l’Etat doit interdire toutes mesures visant à priver une catégorie d’habitants des moyens de se loger et de subvenir à leurs besoins.
- L’Etat israélien doit veiller à l’impartialité de ses agents publics, de son administration et de ses juridictions.
- Le Tribunal juge inacceptable que la famille dont le cas lui a été soumis ait fait l’objet de multiples violations de ses droits et de représailles pour avoir exercé les droits que leur confère la Charte internationale des droits humains. Il en va de même des personnes qui se sont montrées solidaires avec elle.
Ainsi, cette famille doit obtenir réparation pour le préjudice qu’elle a subi et la possibilité de construire son propre logement et d’y vivre en sécurité.
Pérou :
- L’Etat doit veiller au strict respect des principes qui figurent dans la Déclaration de l’ONU sur les Droits des peuples autochtones. Ainsi, le Pérou doit interdire l’exploitation des ressources naturelles des territoires des peuples autochtones sans le consentement libre et éclairé de ces derniers. Il doit mettre en œuvres des moyens pour s’assurer que cette interdiction soit respectée.
- Les peuples autochtones qui entendent vivre selon leur propre mode doivent être protégés des menaces que font courir contre leur cadre de vie l’exploitation forestière, pétrolière, minière et les grands projets de construction dont l’autoroute transocéanique PUCALLPA-CRUZEIRO DO SUL.
- Le Tribunal juge nécessaire que le Rapporteur Spécial du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU sur les Droits des Peuples autochtones effectue une mission dans la région UCAYALI.
Roumanie :
- L'Etat doit veiller à ce que les « rétrocessions » se déroulent en respectant le principe du relogement équivalent, notamment en termes d'habitation, de loyer, et de proximité permettant de conserver les mêmes liens sociaux et économiques.
- L’Etat et l’Union Européenne doivent favoriser une enquête indépendante sur toutes les « rétrocessions » afin de vérifier les violations des lois, notamment de la loi sur les « rétrocessions », pour dédommager les victimes et punir les coupables.
- L'Etat doit veiller à ce que les logements sociaux bénéficient aux personnes adéquates.
- 4. Un moratoire portant sur toutes les procédures d'évacuation doit être instauré jusqu'à ce que des relogements équivalents soient disponibles.
Dispositif
Pour conclure, le Tribunal invite tous les acteurs concernés, en particulier l’Italie, le Maroc, Israël, le Kenya, le Pérou et la Roumanie, y compris leurs articulations territoriales, les organisations nationales et internationales, les associations et les réseaux d’habitants. à mettre en œuvre sans délais ses recommandations.
Il demande par ailleurs aux organisations qui ont soumis les cas examinés lors de cette session à présenter leurs rapports en vue du Forum Urbain Mondial de ONU-Habitat (Medellin, avril 2014) et en vue de la quatrième session du Tribunal (octobre 2014).
Membres du Jury
- Christiane Perregaux, Professeure honoraire de l’Université de Genève, Coprésidente de l’Assemblée constituante genevoise et ancienne présidente du centre de Contact Suisses-Immigrés de Genève.
- Gordon Aeschimann, Juge assesseur à la Commission de conciliation et au Tribunal des baux et loyers de Genève.
- Christian Dandres, avocat à l’ASLOCA, Député au Grand Conseil genevois.
- Cesare Ottolini, Coordinateur global de l’Alliance Internationale des Habitants, ancien membre du Comité Consultatif de ONU-Habitat sur les expulsions forcées.
- Melik Ozden, Représentant permanent du Centre Europe-Tiers Monde (CETIM) auprès de l’ONU, Ancien Juge assesseur au Tribunal des baux et loyers de Genève, Constituant genevois, Député au Grand Conseil genevois.
Fait à Genève, le 18 octobre 2013
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